Les Nus Interdits - Tamara Chilovskaïa

« Les Nus Interdits » et autres dessins
DU 12 AVRIL AU 4 JUILLET 2008

Rétrospective en 200 dessins

En 1989, au début d’une glasnost qui semblait se confirmer, le marchand et galeriste français Edmond Rosenfeld, russophile, entame des expéditions en Russie pour découvrir la création artistique des dernières décennies. Après avoir examiné la quasi-totalité du fonds de l’Union des Peintres de l’URSS, où tous les grands mouvements de la peinture officielle s’exprimaient de manière figée, Edmond Rosenfeld éprouve confusément le sentiment d’un manque plus fondamental encore. Après plusieurs jours de travail, il découvre la raison de cette étrange impression : l’absence totale de nus.

Le régime soviétique, jusqu’à l’arrivée de Gorbatchev (1986-1987) avait réussi, dans son cadre rigide d’idéaux préformatés, à bannir le corps féminin des sources d’inspiration. Plus tard, et par le plus grand des hasards, Edmond Rosenfeld découvre une artiste de 73 ans qui, à l’écart du système et sans rien connaître de la révolution de la peinture occidentale, avait prospecté toutes les voies possibles du « suggestif », reconstituant dans l’atelier hérité de son père, architecte stalinien, une histoire parallèle de l’art du 20e siècle.

C’est cette rencontre qui incita Edmond Rosenfeld, propriétaire de trois galeries en France, à créer à Moscou, la quatrième galerie « Les Oréades » au cœur de la Maison Centrale des Artistes.

Loin des peintures et dessins d’un art décoratif au service de l’idéologie ambiante, Tamara Chilovskaïa transmet la force du trait et le fantasme de la liberté dont elle a été privée, dans un hommage charnel rendu au corps avec une recherche d’esthétisme qui nous permet de découvrir qu’Henri Matisse et Jacques Villon avaient une petite sœur dans la région de Moscou.

En accord avec Edmond Rosenfeld, La Galerie Frémeaux & Associés, présente, suite au succès d’une première exposition d’une centaine de nus en 2004, une véritable rétrospective en 200 dessins originaux classés comme non autorisés par l’histoire de la grisaille soviétique et qui témoignent du dyna­misme de la création russe au 20e siècle.

Patrick Frémeaux, Avril 2008

Tamara Chilovskaïa, Moscou, Janvier 1991

Je suis née le 10 avril 1916 à Pétrograd.

J’ai grandi sans mon père, mort en 1921, emporté par la tuberculose.

Ma mère nous a élevées toute seule ma sœur et moi.

Mais l’image spirituelle de ce père, « homme qui n’était pas de ce monde », entièrement dévoué à l’art de l’architecture, mais aimant également la poésie, la comprenant, écrivant lui-même des vers, et s’intéressant à toutes les formes d’art, était constamment présente. Cette présence se manifestait par les interminables récits de ma mère, morte à 98 ans après une vie longue et difficile, dans les photographies posées sur la table, dans les vers composés pour moi dans mon enfance, dans l’autoportrait qui pendait au mur, et enfin dans la bibliothèque avec ses livres préférés.

C’est probablement grâce à cette influence qu’est née en moi la certitude qu’une fois grande, je ne pourrais être que peintre. A l’âge de 12-13 ans, j’ai connu et aimé les poètes Anna Akhmatova et Pasternak, les auteurs classiques de la littérature russe, Gogol en particulier, et surtout des peintres tels que Borissov-Moussatov, Pétrov-Vodkine et Vroubel. En visitant le Musée de l’Hermitage à Léningrad, j’ai été vivement impressionnée par El Greco, Poussin, Watteau et les peintres de l’école italienne.

C’est ma mère qui a été la première à me parler de Paul Gauguin qu’elle aimait beaucoup.

J’ai eu la chance d’arriver à Moscou pour la première fois au moment où le Musée d’Art Moderne Occidental « Chtchoukine » était encore ouvert. J’ai été fascinée par Matisse et Van Gogh. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à comprendre Cézanne, Derain et les autres. Lorsque j’ai fait mes études à l’Académie des Arts de l’U.R.S.S. de 1935 à 1938, le terme « Impressionnisme » était considéré comme dégradant. Au cours de ma scolarité, le Directeur, Brodsky, a fait une « purge » parmi les enseignants et les étudiants qui ne voulaient pas s’aligner sur le « réalisme socialiste ». Bien sûr, je n’avais pas encore de « credo » en ma­tière d’art à l’époque de mes 19-21 ans, mais ce naturalisme terre à terre et fort banal m’était profon­dément étranger. J’ai donc été radiée pour le motif « participation à l’Atelier de Mosaïque à tendance impressionniste » en compagnie des artistes de même « espèce » qui la professaient : Ossmerkine, Savinov, et le sculpteur Matvéiev...

Les formes changent d’elles-mêmes avec les années, contrairement aux désirs, rationnels. Il est impossible de modifier consciemment la forme de représentation du monde visible ; l’impulsion créatrice étant enfouie dans le subconscient et ne nous obéissant pas, elle échappe à notre conscience et nous ne pouvons que nous y soumettre. On ne peut jamais savoir d’avance quel sera le résultat, l’Art n’étant pas prédictible. C’est d’ailleurs pour cette raison, parce qu’il est la voie vers l’inconnu, qu’il est impossible de le pratiquer sa vie durant sans jamais s’en lasser.

La conclusion d’un travail ne dépend pas de la volonté de l’artiste, elle arrive d’elle-même, subitement. C’est comme si quelqu’un avait actionné un interrupteur intérieur, le commutant sur « arrêt »... après quoi, le moindre coup de pinceau devient impossible.

TAMARA CHILOVSKAÏA, Moscou, Janvier 1991

Propos recueillis par Lilia Slavinskaïa et Edmond Rosenfeld

© 2004-2008 Galerie Les Oréades / Galerie Frémeaux & Associés